LA MAGIE ET LE VOYAGE DANS UN TEMPS SUSPENDU (Sissi Aslan) Stampa E-mail

Un espace et une dimension qui se révèlent dans les paysages abstraits et irréels des mers du sud (Iles Eoliennes), voilà où nous entraînent et nous plongent les œuvres des deux dernières années d’Enzo Amendola. On est amené, en parlant d’archétypes, à dialoguer avec la quiétude d’un musée ou mieux encore d’une galerie d’images de la mémoire où le peintre construit son propre temps de la peinture. Car c’est de cela qu’il s’agit, d’exercices de la mémoire individuelle et de la récupération d’une  corporéité transférée  dans la conscience et qui devient l’observation et la formation d’un homme de notre temps, à l’intérieur de son espace réel et intellectuel.

« Tout le parcours d’Enzo Amendola, est me semble-t-il fortement marqué par   la conscience que tout ce qui se voit cache un noyau au caractère insondable et que dans l’acte même de voir se niche une sorte de  «logos»  intraduisible, écrit Lunettaen 1996.

Battello con l'abito giallo (1998)
Battello con l'abito giallo (1998)
Il apparaît clairement que l’œuvre d’Amendola est liée au thème du musée, des antiquités, mais aussi de la peinture rationnelle du Quattrocento dont il bouleverse la composition et la donnée emblématique. Il arrive, en effet, à utiliser et à circonscrire la culture qu’il connaît et qu’il aime, dans les frontières naturelles de son espace vital et géographique. Il en recrée la lumière aveuglante, comme si la Méditerranée reflétait toute la lumière du soleil à son zénith. Le peintre, et l’observateur avec lui, effectuent donc un voyage intérieur, «métahistorique» et métaphysique. «Fixité d’une image réelle qui se reflète dans le miroir ou dialogue avec le classicisme du Musée», a-t-on écrit à Vito Apuleo, c’est-à-dire avoir pleinement conscience du lien avec la réalité autant que de la donnée  intellectuelle qui se déplace entre  l’idée et l’élaboration.

 Deux toiles, Hercule, l’île et la jeune fille  et  Antiquités sur la mer  de 1998, contiennent toute la fixité d’une méditation sur la forme et la structure de l’espace, c’est-à-dire de cette nécessité d’intériorisation de l’idée qui passe de la conscience à la réalisation. Mais ces œuvres, et toutes celles qui appartiennent au cycle, non déclaré, des «antiquités », évidente récupération et objectivation d’une mémoire en partie personnelle, se placent dans un contexte pictural, historique et individuel qui a, évidemment, traversé de précédents œuvres.

 «  Une luminosité comme glacée » selon Guzzi. «Une luminosité nordique dont les tensions semblent méditerranéennes de par leur nature, leur culture et leurs thèmes », comme on pouvait déjà l’observer dans certains tableaux du cycle des Voyages (une thématique qui résiste à la richesse formelle et chromatique de sa palette) et dans les œuvres intitulées  Transparence, qui deviennent les instruments d’un récit intimiste. Dans le cycle des Voyages, remarquons deux tableaux de 1998, Bateau avec l’habit jaune et Sommeil sur le traghetto, qui présentent de façon presque didactique un intérêt pour l’emploi d’une structure chromatique de contrastes. Dans la seconde toile, rigoureusement formée d’une pellicule picturale, nette, le fond est composé d’amples espaces, la vision se concentre sur la figure de la jeune femme endormie sur le banc d’un bateau : elle est étendue sur un sac de couchage sur lequel se déroule  une écharpe rouge qui devient le vrai point focal de la vision. Auparavant dans Transparences.1 et 2 de 1997, la couleur jaune soleil d’une robe attirait le regard comme la séquence de photogrammes d’un film.

La narration d’Amendola, dans son élaboration conceptuelle, devient au fur et à mesure pure invention, mais elle n’en reste pas moins concrètement représentative ; et c’est  justement pour cela qu’une telle narration est la forme exemplaire de l’artifice. La peinture comme artifice, l’histoire devient alors prétexte. La réalité naturelle est en effet reconstruite pour nous séduire mais aussi pour nous distraire et détourner notre attention. D’un côté elle est invitante et accueillante, preuve certaine d’un vécu immédiatement reconnaissable, de l’autre, chaque objet est la métamorphose de la réalité qui devient mentale et de pure immatérialité. Citons à ce propos, la définition de Civello sur la vision : « C’est là, au moment même où la vision phénoménale passe dans l’aire de la « vision visionnaire », où le récit se fait parabole et la structure se charge de métaphores et de passions ambiguës que les tableaux de Enzo Amendola acquièrent la valence surprenante de l’ailleurs ». Sa recherche s’approprie de cette historicité qui part de l’Apollon de Veio et aboutit aux formes orthogonales du Quattrocento du monde classique jusqu’aux structures formelles et décoratives de la peinture préraphaélite et nazaréenne.

Il s’agit là uniquement d’un problème de translation des milieux historiques, des significations et des modalités d’exécution. L’imaginaire intérieur actualise toutes les données cognitives qui lui appartiennent, il les rend narration du quotidien, dialogue, vision claire et intelligible du monde. C’est ce que l’on retrouve dans les dernières œuvres, comme le pastel Jeune fille à la robe violette, de 1998 ou comme les tableaux  La robe sur la chaise longue, Le coquillage et la chaise longue  et Dionysos et la robe colorée (1999) : toutes ces œuvres sont  actualisées par la présence inquiétante d’un  vêtement à fleurs ou à rayures qui selon les tableaux est porté par une femme qui, assujettie au cadrage, est sans visage, ou bien, posé sur une chaise à côté d’objets, comme la tête de Dionysos ou le coquillage, ou encore placé le long des bras d’une femme dont les mains sont en mouvement et le corps est exclu de l’espace peint.

Il guscio vuoto e la sdraio (1999)
Il guscio vuoto e la sdraio (1999)
En même temps que la couleur, violente et obsédante, apparaît donc la donnée incohérente qui devient alors le vrai protagoniste de la scène. Tous ces éléments représentent le vrai bouleversement d’un contexte pictural qui semble se stabiliser in progress, alors même qu’il devient réalité. Là où la robe à rayures semble correspondre à la conception représentative de l’artiste, ce sont les autres éléments qui deviennent  les vrais acteurs. Voilà pourquoi, on peut aussi parler de la théâtralité des scènes peintes par Enzo Amendola. Ainsi celle du Jeune homme au chien apparaît justement comme les coulisses d’un théâtre : c’est un pastel à la détrempe de 1998 où le dernier plan, en perspective, se présente dans le vide absolu et devient matière et couleur, comme un totem, une respiration qui, selon les propos de l’artiste, se concrétise dans le dessin. C’est d’une scène construite qu’il faudra encore parler pour le tableau Intérieur avec chien et abattant, où tout est décor, excentré, spectaculaire, organisé afin de réaliser un espace fermé et délimité, au point que tout semble éclairé par la lumière tranchante et artificielle d’un spot. Cette modalité de composition de la pensée reste la plus vraie car Enzo Amendola a toujours basé sur le corps et l’architecture l’organisation de ses tableaux mais aussi  dans une proportion égale sur l’incorporel et sur l’irréel. Comme la magie du monde, l’enchantement d’un voyage dans un temps suspendu.

 

            

                                                                     Sissi Aslan

 

 

 

 

(Catalogue de l’exposition à la « Galleria Lombardi », Rome, 1999)